Une erreur de personne
6 février 1956, dans une petite rue du quartier de la gare de Lyon à Paris, un homme de trente-cinq ans environ pousse la porte du débit de boissons-bureau de tabac-bougnat qui est, comme toujours, animé et bruyant.
Albert Renaud, son béret sur la tête, son sac à provisions à la main, lance un bonjour rapide à la clientèle. Seul le patron lui répond, sans trop lui prêter attention :
— Alors, ça va comme vous voulez, monsieur Albert ?
Monsieur Albert est un bon client. Cela fait plusieurs années qu’il est un habitué du bistrot. Mais le patron ne l’aime guère. Albert Renaud est un râleur, un mauvais caractère et il s’est quelquefois pris de querelle avec les autres clients. Son mariage, il y a six mois, avec une femme beaucoup plus jeune que lui, n’a rien arrangé, bien au contraire. Depuis, chaque soir ou presque, il allait faire part de ses inquiétudes conjugales :
— Françoise me trompe, c’est sûr ! J’aurais jamais dû l’épouser. Elle profite que je suis au travail. Mais tiens, je vais aller lui faire sa fête !
Et, après trois ou quatre verres, Albert Renaud partait, l’œil mauvais, le pas vengeur, vers son appartement dans l’immeuble d’à côté…
Mais, ce soir-là, monsieur Albert répond à la question conventionnelle du patron, d’un ton particulièrement chaleureux :
— Oui, très bien ! Je vais très bien !
Le patron est surpris du sourire qui illumine son visage. Il se croit obligé de poursuivre la conversation.
— Et votre dame, ça va aussi ?
Albert Renaud accentue son sourire. Il met un doigt devant ses lèvres et prononce d’un ton confidentiel, un ton de complicité :
— Elle dort…
Le patron, hoche la tête sans se compromettre et s’enquiert de ce que désire son client. Ce dernier lui demande quatre paquets de gauloises et un litre de rouge.
— Et avec cela, qu’est-ce que je vous sers ?
Le même sourire illumine le visage d’Albert Renaud :
— Rien du tout. Je dois rejoindre ma femme.
Et il s’en va, avec son vin et ses cigarettes…
Une fois qu’il a refermé la porte, le patron du bistrot s’adresse à la cantonade.
— Dites donc, monsieur Albert, vous l’avez déjà vu partir sans boire le coup ? Ce n’est pas possible, on nous l’a changé !
16 février 1956. Dix jours se sont écoulés. Madame Verrier, quarante-cinq ans, gravit avec peine les cinq étages de l’immeuble qu’habite sa fille, devenue il y a six mois, par son mariage, madame Albert Renaud.
Madame Verrier est inquiète. Dimanche dernier, Françoise et son mari ne sont pas venus chez elle, alors qu’elle les avait invités et, depuis, pas la moindre nouvelle. Serait-elle malade ou aurait-elle des problèmes avec Albert, car elle a cru comprendre qu’entre eux, tout n’allait pas pour le mieux…
Madame Verrier arrive, tout essoufflée, au cinquième étage. Elle appuie sur la sonnette. Il y a un moment de silence, un bruit de pas. La porte s’ouvre. Elle reconnaît son gendre.
— Tiens, c’est vous, belle-maman ! Entrez, je vous en prie.
Dans l’esprit de madame Verrier, deux impressions contradictoires surgissent simultanément, qui la mettent dans un état de malaise. Albert lui a parlé gentiment avec un bon sourire amical. C’est très étonnant. Jusqu’ici, il s’est montré réservé vis-à-vis d’elle, pour ne pas dire hostile. Mais, en même temps, l’aspect physique de son gendre a quelque chose d’inquiétant. Il s’est laissé pousser la barbe, une barbe noire qui lui mange le visage d’une manière désordonnée. Sa tenue est négligée et ses yeux ont une curieuse fixité. Madame Verrier résume intérieurement son impression : « Il a l’air d’un fou, mais gentil : oui c’est cela, un fou gentil. »
Elle se reprend et pose la seule question qui l’intéresse :
— Où est Françoise ?
Albert Renaud lui répond en baissant la voix : d’un ton pénétré comme s’ils se trouvaient tous deux à l’église :
— Elle est dans la chambre. Elle dort…
Madame Verrier se précipite. Qu’est-ce qui a déclenché en elle le signal d’alarme ? L’air étrange de son gendre ? Cette phrase apparemment sans signification : « Elle dort » ? Ou alors, cette odeur douceâtre et horrible, qui vous prend à la gorge, malgré celle du tabac froid ?
Un quart d’heure plus tard, deux agents de police emportent sur un brancard le corps de Françoise Renaud assassinée de plusieurs coups de revolver environ une dizaine de jours plus tôt. C’est du moins ce qu’a dit le médecin après un examen rapide.
La mère de la victime, très choquée, a été conduite à l’hôpital. Le commissaire du XIIe arrondissement pose, sur les lieux mêmes, ses premières questions à Albert Renaud. Il lui met sous le nez le revolver qu’il vient de trouver au pied du lit conjugal où le corps était allongé.
— Cette arme, c’est à vous ?
Albert Renaud hoche la tête, avec son sourire qui ne le quitte pas.
— Bien sûr, c’est mon revolver…
Le commissaire le regarde. Son interlocuteur lui a répondu d’un ton banal, presque bon enfant, comme s’il ne se rendait pas compte de la gravité de la question.
À quoi joue-t-il ? Et cette pièce, avec ces centaines de cigarettes écrasées à même le sol, ces bouteilles vides : qu’est-ce que ça veut dire ? Il serait resté dix jours près du cadavre de sa femme ? Est-il fou ? Est-ce une mise en scène ?
Albert Renaud fixe le commissaire, lui aussi, l’air interrogateur, comme s’il attendait la suite des événements. Il tourne légèrement la tête, et c’est alors que le commissaire remarque un trou rouge à sa tempe droite.
Après quinze jours d’enquête, le commissaire a reconstitué le crime de la gare de Lyon.
Albert Renaud est bien le meurtrier de sa femme. Il n’y a que ses empreintes qui figurent sur l’arme. Après son crime, il s’est tiré une balle dans la tête. Depuis son arrestation, il a été opéré ; l’intervention a réussi, mais il est toujours hors d’état de parler.
D’après l’état du cadavre, le meurtre a eu lieu le 6 février.
Françoise Renaud a été tuée de quatre coups de revolver, tous mortels. Auparavant, elle avait eu une dispute avec son mari. Dans la salle à manger, il y a une lampe et de la vaisselle brisée. C’est là qu’elle a été tuée. Après, Albert Renaud a porté le corps sur le lit conjugal.
Sur les raisons du meurtre, il n’y a aucun doute. Les témoignages sont unanimes. Bien que marié depuis six mois, le couple ne s’entendait pas. Françoise n’avait que dix-huit ans et Albert trente-cinq. Tout de suite, Albert a été saisi d’une jalousie maladive, féroce. Rapidement, dans le ménage les scènes ont été quotidiennes. Les voisins ont plusieurs fois appelé police-secours. Il la battait, il l’a menacée publiquement de la tuer… et il a fini par le faire.
Seulement, après, il a voulu se faire justice et il a survécu, apparemment sans le moindre mal, avec une balle dans la tête.
Et c’est là le plus extraordinaire. Du 6 au 16 février, jusqu’à l’arrivée de la mère de Françoise, Albert Renaud a vécu dix jours auprès du cadavre de sa femme. Il est sorti dix fois, une par jour, pour s’acheter du vin et des cigarettes. Il n’a rien mangé. Il a bu dix litres de vin et fumé quarante paquets de Gauloises.
Aussi, le commissaire attend-il avec impatience le rapport des médecins qui ont opéré Albert Renaud. Sur le plan policier, le travail est terminé. C’est aux médecins maintenant de dire si le criminel est encore responsable ou si son suicide manqué a détruit de manière irrémédiable son cerveau…
2 mars 1956. Dans le bureau du commissaire du XIIe arrondissement de Paris, un professeur de l’hôpital de la Salpétrière vient de prendre place.
— Un cas sans précédent, monsieur le commissaire. La balle qu’Albert Renaud s’est tirée dans la tempe a été extraite sans trop de mal. Ses jours ne sont plus en danger. Seulement, il ne sera jamais comme avant.
— Vous voulez dire qu’il est devenu fou ?
— Justement pas ! Il peut être qualifié de normal. Seulement sa personnalité a changé du tout au tout. La balle a suivi un trajet absolument miraculeux… Savez-vous ce que c’est qu’une lobotomie ?
Le policier avoue son ignorance.
— C’est une opération qui n’a jamais été tentée jusqu’à présent, tant à cause de sa difficulté technique qu’à cause des problèmes moraux qu’elle pose. Elle consiste à couper certains raccords entre différents centres nerveux, sans détruire aucune partie du cerveau. Cela suffit pour transformer la personnalité d’un individu… Eh bien c’est ce qu’a fait la balle que s’est tirée le meurtrier. Il y avait une chance sur un million !
Le commissaire referme son dossier et remercie le professeur. Albert Renaud n’est pas fou, donc il ira devant ses juges, même s’il y a là quelque chose d’un peu choquant. Mais ce n’est pas là son problème. La police fait son travail, à la justice de faire le sien.
Les juges et les jurés voient entrer Albert Renaud le 12 décembre 1956, dans la grande salle du palais de justice de Paris.
S’il n’avait ses menottes aux poignets et s’il n’était entouré de deux gendarmes, on aurait du mal à le prendre pour un criminel répondant d’un meurtre particulièrement sauvage.
Il est habillé avec correction, quoique sans recherche, bien rasé, bien coiffé. Mais il a surtout un air étrange, un air d’une incroyable douceur…
Le président ouvre les débats. Il commence, comme il est d’usage, par l’interrogatoire d’état civil :
— Vos nom, prénom et qualité ?
— Renaud, Albert, vendeur…
— Vous êtes accusé d’avoir tué votre femme, Françoise, née Verrier le 6 février 1956.
Albert Renaud semble avoir la tentation de parler. Il regarde son avocat. Il a encore un sourire, un sourire serein et il se rassied sans avoir dit un mot.
Les débats se poursuivent… Voici madame Verrier qui vient à la barre. Elle est vêtue de noir et elle a du mal à retenir ses larmes. En la voyant s’approcher, Albert Renaud lui sourit à elle aussi, comme s’il était content de la voir. On sent que pour un peu il lui demanderait des nouvelles de Françoise !
Madame Verrier fait le récit dramatique du jour où elle a été chez sa fille et de la découverte de son cadavre sur le lit conjugal…
Albert Renaud écoute sans émotion apparente. Quand madame Verrier a fini, il ne peut s’empêcher de lui dire :
— Il ne faut pas être triste, belle-maman, elle dormait.
Son avocat essaie de le faire taire, mais Albert murmure encore plusieurs fois :
— Elle dormait…
Dans le public, chez les juges et les jurés, il y a un moment de flottement. La plupart semblent choqués. Jamais on n’a vu, chez un accusé, une absence aussi totale de remords. Non seulement il n’est pas ému, ni même troublé, mais il sourit, comme s’il était content de lui !
Pourtant, la déposition suivante va tout remettre en cause et donner à ce procès sa véritable dimension.
Le professeur de la Salpétrière qui a opéré Albert Renaud, s’avance à la barre. Il parle d’une voix ferme :
— La balle que l’accusé s’est tirée dans la tête, après son meurtre, n’a opéré dans son cerveau aucune action destructrice mais elle a modifié sa personnalité. C’est le premier cas de cette espèce, à ma connaissance.
Le professeur continue son exposé par une succession de termes techniques. Mais les juges et les jurés font tous leurs efforts pour le suivre, car ils ont conscience d’être en présence d’un cas exceptionnel.
Le praticien en vient aux conclusions de son rapport, qui, elles, sont compréhensibles par chacun.
— Il y a deux Albert Renaud, l’ancien, celui qui existait avant son meurtre et sa tentative de suicide : un être emporté et violent, aux dires de tous ceux qui l’ont connu, et d’une jalousie maladive. Et puis, il y a celui qui est devant vous. Je l’ai longuement interrogé. C’est un être pacifique et doux, trop doux même. Les modifications créées dans son cerveau ont supprimé en lui toute agressivité à un point extrême, voire dangereux pour lui. Car une certaine dose d’agressivité est nécessaire à l’équilibre et même à la vie tout court. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que ce genre d’opération n’est jamais pratiquée. Nous sommes là dans un domaine inexploré dont Albert Renaud représente un cas exceptionnel et unique…
Sur son banc, l’accusé regarde le médecin avec incrédulité et secoue la tête plusieurs fois. Il a l’air de se dire : « Mais de quoi parle donc le docteur ? Ça n’a pas de sens ce qu’il dit. Comment peut-on être trop doux ? Comme si c’était un défaut ! Et puis, cet ancien Albert Renaud, je ne sais pas qui c’est, je ne le connais pas, j’ai toujours été comme je suis. »
L’accusé fronce les sourcils, puis il ferme les yeux et baisse la tête. Des pensées désagréables semblent traverser son esprit.
« C’est vrai, il y a ce trou noir. Que s’est-il passé avant que Françoise ne se soit mise à dormir ? Mais ça va sûrement me revenir… »
Il redresse la tête. Évidemment il devrait leur dire à tous qu’ils se trompent, qu’il n’a rien à voir avec toute cette histoire horrible dont il ne comprend pas un mot.
Dans le prétoire, tandis que le médecin continue à parler, Albert Renaud hausse les épaules…
Non, il ne dira rien. À quoi bon protester ? À quoi bon se battre ? Il a horreur de cela, se battre, c’est inutile, c’est méchant. Alors il vaut mieux ne rien faire. Il continue à écouter comme il l’a fait jusqu’à présent, sans comprendre. Le trou noir finira bien par s’en aller. Tout finit par s’arranger. Albert Renaud est confiant…
Le professeur de la Salpêtrière termine son exposé. Il parle d’une voix forte.
— Albert Renaud est mort. Il n’a pas raté son suicide. L’être qu’il était auparavant a bien été anéanti puisqu’il n’en a plus et qu’il n’aura jamais aucun souvenir. Mais par un hasard miraculeux, la vie a continué en lui, la vie d’un autre être qui n’a rien de commun avec le précédent. L’homme que vous avez devant vous n’est pas Albert Renaud. C’est même son contraire. C’est un être fragile, vulnérable qui réclamerait plutôt la protection que le châtiment.
À part Albert Renaud, qui visiblement n’a rien compris, tous les assistants de ce procès semblent bouleversés et plus que cela, troublés, inquiets ; comme s’ils avaient devant eux quelque chose de totalement nouveau, quelque chose qui n’a pas de nom et en face duquel aucun schéma connu, aucune réaction normale ne sont appropriés.
Albert Renaud, le protagoniste banal d’un drame de la jalousie dans un quartier populaire de Paris, prend soudainement des allures d’extraterrestre. Et c’est pourtant lui qu’il va falloir juger au moyen d’un code pénal qui semble dérisoirement terre à terre.
Les jurés sont silencieux à leur banc. Le public les regarde. Il n’aimerait pas être à leur place…
Le procureur fait tous ses efforts pour dissiper ce malaise. Il s’en tient aux faits. Il est précis, rigoureux, rassurant : l’accusé est bien Albert Renaud, il a répondu sans hésitation à l’interrogatoire d’identité. Il est bien le meurtrier de sa femme : ce sont ses empreintes qui étaient sur le revolver. Il est coupable, et la justice exige qu’un coupable soit puni !
Les jurés de la Seine ont suivi le procureur : Albert Renaud a été reconnu coupable et condamné à vingt ans de réclusion. Peut-être n’ont-ils pas cru le professeur, peut-être ont-ils été effrayés par ce qu’aurait supposé un verdict de clémence. Un homme pourrait-il continuer à vivre en cessant d’être lui-même ? Le plus simple était de s’en tenir aux lois. N’était-ce pas ce qu’on attendait d’eux ?
Après l’énoncé du verdict, suivant l’usage, le président a demandé au condamné s’il avait quelque chose à ajouter.
Albert Renaud s’est levé. Il est resté un instant silencieux. Visiblement il s’est demandé s’il allait oser parler ou pas. Et puis il a osé. Il a dit d’une voix timide :
— Je vous demande pardon, monsieur le président, mais n’y aurait-il pas une erreur de personne dans ce procès ?